• Feite Kraay, Author |
8 minutes de lecture

​Mon petit frère est professeur de philosophie dans l’une des trois grandes universités de Toronto. Il y enseigne depuis qu’il a obtenu son doctorat, il y a plus de 20 ans. Au cours de ces années, il a constaté de nombreux changements dans les interactions entre les étudiants et les professeurs, ainsi que dans la façon dont la technologie est utilisée. L’un des premiers défis auxquels il a été confronté était le plagiat chez les étudiants de premier cycle, ces derniers ayant accès à des techniques de plus en plus sophistiquées et à une foule d’information sur Internet. Pourquoi courir le risque de se faire prendre en train de copier le travail d’un camarade de classe lorsqu’on peut télécharger le texte tout à fait acceptable d’un étranger à l’autre bout du monde? Toutefois, ce défi s’est avéré facile à relever : mon frère est devenu l’un des premiers à adopter les outils en ligne permettant aux professeurs ou aux assistants à l’enseignement de comparer automatiquement une dissertation douteuse à des travaux similaires préexistants dans une grande base de données. Naturellement, les associations étudiantes ont protesté pendant un certain temps contre cette pratique controversée, qui est toutefois rapidement devenue courante presque partout dans le milieu universitaire.

Dans mon dernier billet, j’ai discuté de l’évolution de l’intelligence artificielle (IA) et de sa plus récente application, la technologie d’agents conversationnels, aussi appelée « IA générative ». L’une des conséquences involontaires de l’IA générative, qui sème une certaine consternation dans le milieu universitaire, est sa capacité à générer du contenu qui peut contourner les outils de détection du plagiat. Cela est dû au fonctionnement de l’IA générative, qui diffère de celui des moteurs de recherche traditionnels.Plutôt que de simplement effectuer une recherche et renvoyer à une liste de pointeurs menant à des documents existants, l’IA générative explore sa base de données, repère du contenu pertinent et combine ensuite le tout au moyen de sa capacité de traitement de « grand modèle de langage » (large language model). Le résultat est une dissertation apparemment originale, et dans certains cas, cette technologie est même en mesure de réussir un examen.

Certains instructeurs ont exprimé avec mépris que le rendement de l’IA générative ne mérite généralement pas mieux que la note « D », mais rappelez-vous que cette technologie est encore au stade des balbutiements. De plus, les universités ont déjà commencé à riposter. Mon fils, un étudiant de premier cycle à Vancouver, rapporte que tous les étudiants de son établissement scolaire seront tenus de rédiger, sous supervision, des réponses à un certain nombre de questions simples à court développement. Ces réponses sont ensuite conservées au bureau du doyen et serviront de référence pour déterminer le style d’écriture authentique de chaque étudiant. Cela permettra, on l’espère, de le distinguer du contenu produit par l’IA générative. On pourrait dire qu’il s’agit d’une nouvelle échauffourée dans la course aux armements en cours entre l’intelligence humaine et l’IA.

L’aube de la conscience
Il est intéressant de noter que même si l’IA générative pourrait réussir (de justesse) un séminaire de premier cycle, elle ne suffit pas en ce qui concerne les études supérieures. La raison pour cela est qu’au premier cycle, on note les étudiants sur leur maîtrise d’un ensemble de connaissances existantes, tandis qu’aux cycles supérieurs, on s’attend à ce qu’ils aient un apport novateur et original dans leur domaine. La véritable originalité est encore, et sera toujours, au-delà de la capacité de la meilleure IA générative. Quoi que vous l’appeliez – intuition, créativité ou révélation –, cette qualité provient des cavités les plus profondes du cerveau humain, où des dizaines de milliards de neurones et de synapses entrent en contact de manière imprévisible et génèrent des résultats imprévisibles. La technologie de l’IA, dont l’IA générative, est loin d’être à la hauteur du fonctionnement du cerveau.

Réfléchissons un instant à l’envergure et à la complexité de l’IA.

De nos jours, les systèmes d’IA sont exécutés sur d’immenses superordinateurs qui stockent d’énormes quantités de données et utilisent des processeurs ultrarapides pour faire fonctionner le moteur de règles et générer les inférences qui s’affichent lorsque nous posons une question au système. Une mesure que j’ai vue dans une importante revue économique suggère que la puissance de calcul appliquée aux systèmes d’IA a augmenté d’un facteur de plus de 1020 (soit un 1 suivi de 21 zéros, ou un millier de milliards de milliards) depuis les années 1950. Pour tout cela, nous avons un agent conversationnel qui vient à peine d’amorcer son adolescence : il est maladroit et occasionnellement utile.En ce qui concerne la réussite du test de Turing, nous ne sommes pas plus avancés. L’incidence environnementale et la consommation d’énergie liées à tous ces calculs sont certainement source de préoccupation; je devrais en discuter dans un autre billet. Mais ces préoccupations, combinées aux contraintes imposées par la loi de Moore relativement aux limites physiques de la fabrication de semiconducteurs, me portent à croire que nous n’atteindrons pas les milliards de milliards d’augmentations supplémentaires de la puissance informatique qui pourraient être nécessaires afin d’améliorer davantage la capacité de l’IA.

Cela exclut, bien entendu, la promesse de l’informatique quantique : après tout, les qubits changent radicalement notre approche du stockage et du calcul des données. Les ordinateurs quantiques finiront par dépasser les limites actuelles et par produire une puissance de calcul à une échelle à laquelle les systèmes d’IA pourraient arriver à des réalisations dignes du terme « révolutionnaire ». Et je ne pense pas seulement à l’exploitation de processeurs exponentiellement plus rapides et d’énormes quantités de stockage de données, même si cela en fait partie. Je parle aussi de prendre des principes quantiques, comme le superpositionnement et l’intrication, et de les utiliser pour considérer une toute nouvelle approche de la conscience humaine – et pour construire des algorithmes d’IA.

J’ai déjà écrit sur le superpositionnement, soit la capacité d’une particule quantique (un électron ou un photon, par exemple) à exister sous plusieurs états à la fois. Ceci est fondamental pour la définition d’un qubit dans l’informatique quantique. L’intrication désigne le fait que les particules quantiques peuvent parfois être connectées de telle sorte que même si elles sont éloignées les unes des autres (même à des années-lumière), elles se comportent toujours de manière identique : ce qui se passe chez l’une se produit instantanément chez l’autre, bien qu’il n’y ait aucune communication entre les deux. Les physiciens ne comprennent pas tout à fait pourquoi, mais contre toute attente, c’est possible. Même Einstein qualifiait ce phénomène « d’action fantôme à distance ». À l’heure actuelle, les ingénieurs intriquent des qubits pour construire des réseaux quantiques qui pourraient un jour révolutionner le secteur en matière de vitesse et de sécurité du trafic Internet. Cela sera utile dans notre transition vers une cryptographie post-quantique.

L’âge des rêves
Vous vous demandez peut-être ce que le superpositionnement et l’intrication ont à voir avec l’IA. En neuroscience, un courant de pensée gagne en popularité : l’exécution de processus quantiques dans le cerveau pourrait être l’élément clé de la fondation de la conscience. L’idée est que nos cellules cérébrales – les neurones et les synapses – fonctionneraient à un certain niveau comme des particules quantiques. Certaines recherches suggèrent déjà que l’intrication est la meilleure hypothèse pour expliquer certaines connexions entre le cerveau et d’autres organes, comme le cœur. Ce n’est en aucun cas un fait établi. Il existe notamment un contre-argument solide selon lequel les comportements quantiques peuvent uniquement se manifester au niveau subatomique, et donc pas au niveau cellulaire. Toutefois, la biologie quantique est un domaine d’étude en développement, et certaines preuves indiquent que les effets quantiques sont au moins possibles à un niveau plus élevé que ce que l’on croyait initialement.

Une explication quantique du fonctionnement du cerveau pourrait avoir une incidence sur notre compréhension des troubles neurologiques et leur traitement possible. Selon moi, cela contribuerait aussi à expliquer la conscience humaine et la créativité. L’existence de superpositionnement et d’intrication entre nos neurones et nos synapses pourrait lever le voile sur la capacité phénoménale du cerveau à stocker et à récupérer de l’information, ainsi que sa disposition unique à générer des pensées originales.

Pour l’instant, il s’agit essentiellement de spéculations, mais il faut tenir compte de ce qui suit : les algorithmes d’IA actuels pourraient bien être intrinsèquement limités par le fait qu’ils sont codés pour l’informatique classique. Bien qu’ils réussissent très bien à résoudre de vrais problèmes d’affaires dans des domaines précis, ils n’ont pas réussi le test de Turing et n’ont pas atteint ce qu’on appelle l’intelligence artificielle générale. Qu’adviendrait-il si on reconcevait les algorithmes d’IA pour l’informatique quantique? Un système d’IA fondé sur des qubits superposés et intriqués pourrait être assez puissant pour reproduire la mémoire et la créativité humaine. Que se passerait-il ensuite? Eh bien, nous avons au moins cinq à dix ans pour y penser, sinon plus.

Entre-temps, les technologies actuelles d’IA demeurent utiles pour résoudre un large éventail de problèmes d’affaires. Elles continueront d’évoluer dans l’étendue et la profondeur des solutions qu’elles offrent. L’IA générative prendra sa place dans ce spectre de solutions et mettra ses propres capacités à notre disposition. Mais laissons de côté l’engouement et gardons à l’esprit ses forces et ses limites. La performance de l’IA, y compris l’IA générative, repose sur la qualité des données que nous lui fournissons et les règles que nous codons en fonction de ces données. Par conséquent, ce que nous obtenons de l’IA doit toujours être modéré par l’interprétation humaine, le jugement et le bon sens.

En y réfléchissant, ce conseil s’applique tout autant aux relations que nous établissons les uns avec les autres qu’à celles que nous nouons avec la technologie. La technologie, après tout, est essentiellement une extension de nous-mêmes. Je ne m’attends pas à ce que cela change, peu importe où en sera l’IA au cours de la prochaine décennie et au-delà.

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